Une nouvelle vision audacieuse de la valeur dans les soins de santé
October 19, 2022
Selon la Dre Michèle de Guise, l’INESSS est pleinement investi dans le concept de la valeur dans les soins de santé et de services sociaux
La philosophie de la « personne dans son ensemble » imprègne l’approche de la Dre Michèle de Guise en matière de soins aux patients, tant dans son ancienne vie de cardiologue praticienne que dans son poste actuel de présidente et directrice générale de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS), soit l’agence d’évaluation des technologies de la santé du Québec. Avant de se joindre à l’INESSS, la Dre de Guise a mis en œuvre des innovations médicales en cardiologie à l’échelle internationale, notamment à la Cleveland Clinic. Elle a perfectionné ses compétences en leadership au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), où elle a occupé plusieurs postes liés à la promotion de la santé et à l’accès aux traitements. Le fait que l’INESSS regroupe sous le même toit des activités d’évaluation des médicaments et des technologies, mais également des modes d’intervention en santé et en services sociaux, rejoint la vision de Dre de Guise en termes de santé globale et centrée sur les personnes. En tant que défenseure passionnée des soins de santé axés sur la valeur (VBHC en anglais), elle était heureuse de partager ses réflexions sur la façon de créer et d’évaluer la valeur.
Vous avez acquis une réputation de leader et de visionnaire à l’INESSS. Pouvez-vous nous parler de votre cheminement et de votre rôle actuel?
Je suis cardiologue de formation, et j’ai un intérêt particulier pour l’insuffisance cardiaque et les transplantations cardiaques. Au CHUM, j’ai ouvert une clinique interdisciplinaire de réadaptation cardiovasculaire pour aider les patients à améliorer leur état de santé et à freiner la progression de leur condition. C’est dans le cadre d’une nomination ultérieure à titre de directrice de la promotion de la santé que j’ai approfondi mon intérêt pour l’éducation en matière de santé. Sous ma direction, nous avons intégré des patients partenaires et des patients experts à notre modèle de soins. Par la suite, une transition à l’INESSS m’a paru comme une étape naturelle après le CHUM. J’ai rapidement compris à quel point il était difficile d’évaluer la valeur des médications ou interventions complexes, dont le potentiel de valeur n’est pas toujours tangible dans les preuves scientifiques. Et j’en apprends encore!
Pouvez-vous nous donner quelques informations sur l’histoire et le mandat actuel de l’INESSS?
En 2003, le Québec comptait deux agences distinctes pour évaluer, d’une part, les technologies et les modes d’intervention en santé (l’AETMIS¹) et d’autre part, les médicaments (le Conseil du médicament). En 2009, l’évaluation des modes d’intervention en services sociaux s’est ajoutée aux activités de l’AETMIS, et en 2011, l’AETMIS et le Conseil du médicament ont fusionné pour former l’INESSS. Ce niveau d’intégration rend l’INESSS assez unique parmi les agences d’évaluation des technologies de la santé, mais c’est parfaitement logique : l’expérience des gens ne peut être compartimentée dans des boîtes distinctes. Une autre étape importante a eu lieu en 2016, lorsque nous avons obtenu l’accès à des données anonymes sur les patients provenant d’autres bases de données du ministère de la Santé et que nous avons commencé à attribuer un numéro d’identification unique de l’INESSS à chaque patient. Cette stratégie a grandement renforcé notre capacité à évaluer les technologies de la santé : cela signifie que nous ne mettons pas seulement à profit les données de la littérature, mais que nous pouvons voir dans quelle mesure les nouvelles technologies évoluent dans le contexte québécois. Nous cherchons maintenant à ajouter les données hospitalières à notre répertoire. Imaginez la mine de connaissances que représente l’intégration des données sur les parcours de soins depuis les informations sur les consultations de médecins de diverses spécialités, la consommation de médicaments, les examens diagnostics, les visites à l’urgence, le recours à l’hospitalisation, les décès. Par ailleurs, la Stratégie québécoise des sciences de la vie, mise en œuvre en 2017 et récemment mise à jour, renforcit le rôle de l’INESSS dans l’évaluation des innovations à différents moments du cycle de vie. Nos travaux des dernières années ont notamment permis de développer et renforcer nos méthodes d’évaluation, afin qu’elles soient toujours mieux adaptées aux particularités de l’innovation et alignées avec les plus récents développements méthodologiques.
¹L’Agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé
Comment définissez-vous le VBHC et quelle est la pertinence de ce concept pour l’INESSS et le système de santé québécois?
Je vois la valeur comme une meilleure qualité de soins, une meilleure sécurité et une meilleure expérience pour le patient. Un système de soins de santé axé sur la valeur tient également compte du bien-être des prestataires de soins, ce qui se répercute bien entendu sur la qualité des soins offerts aux patients. Il y a aussi la question de l’équité : comment les habitants des régions éloignées vont-ils avoir accès à un nouveau traitement sophistiqué disponible uniquement dans un hôpital tertiaire de Montréal? Dans notre province, c’est une préoccupation constante. À l’INESSS, nous cherchons à intégrer tous ces aspects de la valeur à notre plan stratégique. On pourrait dire que nous avons inscrit la valeur dans notre ADN.
Comment voyez-vous le croisement entre les données probantes en contexte réel (RWD en anglais) et le VBHC, aujourd’hui et dans l’avenir?
Le déploiement de la pleine valeur des médicaments exige qu’un usage optimal en soit fait dans notre système de santé – le donner aux bonnes personnes au bon moment – et le RWD peut soutenir cela. Ces données peuvent nous aider à répondre à des questions telles que : comment les résultats des essais cliniques se traduisent-ils chez les patients dans des conditions réelles de soins, qui peuvent ne pas avoir le même état de santé ou les mêmes comorbidités que les sujets des essais cliniques? Est-ce que nous donnons le médicament aux bonnes personnes? Comment se compare-t-il au standard de soins dans différents groupes de patients? C’est ainsi que nous pouvons préciser la réelle valeur d’un médicament.
Cela signifie-t-il qu’il faut restreindre l’accès à certaines innovations?
Lorsque la valeur d’un médicament est démontrée, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour en faciliter l’accès. Mais lorsqu’un médicament ne démontre pas la valeur escomptée, nous avons besoin de mécanismes pour que l’on cesse de le recommander et de l’utiliser. Il ne sert à rien de donner un médicament qui n’apportera pas de valeur à un patient : il ne fonctionnera pas et personne n’en bénéficiera. De plus, cela prive le patient d’un traitement qui pourrait être plus efficace. C’est pourquoi nous progressons vers l’application d’une approche fondée sur le cycle de vie en matière d’évaluation des technologies de la santé, qui met l’accent sur la valeur au sein de l’entièreté du parcours thérapeutique et qui génère et utilise des données du monde réel.
Que pensez-vous de l’évaluation des médications de précision?
Selon moi, le grand défi consiste à évaluer le domaine de la médecine de précision dans son ensemble. Nous ne parlons plus seulement de médicaments : les thérapies cellulaires par exemple, peuvent prendre la forme de médicaments et avoir un numéro d’identification d’un médicament (DIN), alors qu’il s’agit d’approches beaucoup plus complexes, qui mettent en tension l’organisation des soins et services. Nous avons besoin de nouvelles façons de conceptualiser et d’évaluer ces traitements. L’innovation scientifique est si rapide que nous devons toujours faire du rattrapage. Et c’est ce que nous faisons! Nous devons constamment nous adapter à ce qui vient par la suite, même si nous ne savons pas toujours à quoi cette « suite » ressemblera.
« L’innovation scientifique est si rapide que […] nous devons constamment nous adapter à ce qui vient par la suite, même si nous ne savons pas toujours à quoi cette “suite” ressemblera. »
Pouvez-vous nous parler du concept de partenariat avec les patients?
Les traitements médicaux sont devenus de plus en plus complexes, et nous avons besoin d’une expertise plus grande et plus variée pour prendre des décisions éclairées. Les patients ont une expertise unique, car eux seuls peuvent nous dire ce que c’est que de vivre avec un cancer, par exemple, ce qu’ils attendent du traitement et ce qu’ils en retirent. lls peuvent aussi nous aider à mettre en perspective l’importance des effets secondaires de certains traitements en comparaison avec les bénéfices rapportés.
Comment les patients se sentent-ils à l’idée d’assumer ce rôle accru?
Ils sont très enthousiastes à l’idée, et ils démontrent une compréhension remarquable du concept de valeur. Je crois que le fait d’intégrer des patients et des citoyens dans les processus d’évaluation, et d’être plus transparents dans nos processus permet à ceux-ci de réaliser que l’État ne peut pas prendre tous les risques pour des produits dont les résultats sont incertains. Le risque devrait être partagé. Nous cherchons toujours aussi à informer les patients de manière transparente à l’égard de médicaments dont la valeur est prometteuse, mais incertaine, de sorte que s’ils ont finalement accès à ces médicaments, ils auront eu ce que j’appelle un « accès éclairé ». Les bénéfices à moyen, long terme et les effets secondaires sont parfois très incertains et les patients doivent en être informés et rassurés sur le fait qu’il y a une forme de vigilance qui est de mise au-delà de la décision de remboursement.
Dans quelle mesure le Québec est-il prêt à intégrer le VBHC à tous les niveaux des soins de santé? Quels obstacles pouvez-vous déceler?
Je pense que nous sommes dans une bonne position à l’égard du VBHC, et ce, en partie grâce à l’INESSS. Le terme « valeur » s’est démocratisé, et je sens une volonté politique d’intégrer la notion de valeur dans les décisions concernant notre système de santé. Ce qui manque, c’est l’intégration complète des données : les différents silos ne se parlent pas encore, il est donc encore difficile d’obtenir une image complète du parcours du patient. Nous observons également des lacunes dans la collecte de données sur les résultats rapportés par les patients (PROMs en anglais) – une de mes préoccupations depuis mon passage au CHUM – sur les temps d’attente et sur les soins à domicile.
Comment souhaiteriez-vous que le domaine pharmaceutique spécialisé intègre les pratiques fondées sur la valeur?
La rigueur des données RWD recueillies par l’industrie n’est pas tout à fait à la hauteur de ce qu’elle pourrait être. Idéalement, les données devraient aller au-delà des résultats cliniques et porter également sur l’impact d’un traitement sur le système de santé – par exemple, la nécessité de soins intensifs supplémentaires ou de formation du personnel. J’entrevois également des possibilités d’accroître les évaluations comparatives de données du monde réel, c’est-à-dire l’évaluation d’un nouveau traitement par rapport à la norme de soins. C’est ce qui intéresse les décideurs et les payeurs. La comparaison d’un traitement à un placebo n’a pas une grande portée, car presque toutes les pathologies ont déjà une forme de traitement. Donc au-delà de l’efficacité, a-t-on toute l’information nécessaire sur la valeur ajoutée que confère cette nouvelle intervention ou ce nouveau traitement. Le devis de recherche a-t-il permis de capter ces informations précieuses?
Comment souhaiteriez-vous que l’INESSS utilise les données du monde réel à l’avenir? Y a-t-il des limites à l’utilisation des données du monde réel?
Il y a un besoin évident de RWD pour compléter les essais contrôlés randomisés, mais il doit s’agir de données de haute qualité, et les données des registres peuvent, ou non, répondre à cette norme. À l’heure actuelle, la qualité des données et des preuves du monde réel (RWE en anglais) est très variable. Pour progresser, toutes les parties prenantes doivent appliquer des normes de qualité aux données, afin d’en dériver les preuves scientifiques précises et utilisables.
Parfois, la nature du traitement rend difficile la collecte de données. Si l’on prend l’exemple d’un nouveau médicament pour une maladie rare, il faut parfois des années pour obtenir suffisamment de données permettant d’évaluer la valeur du médicament. Les personnes touchées n’ont pas ces années à attendre, et il faut parfois prendre la décision de leur donner accès au médicament immédiatement malgré la grande incertitude.
À l’échelle mondiale, les ententes fondées sur les résultats ont été utilisées pour garantir l’accès en temps opportun à des médications coûteuses et pour répartir le risque financier de ces traitements. Comment de tels accords s’intègrent-ils avec le VBHC et ont-ils une place dans l’écosystème canadien de la médecine spécialisée?
Ces mécanismes visent à partager les risques associés aux traitements dont la valeur est prometteuse, mais incertaine, afin de ne pas en retarder l’accès aux patients. Il y a une place pour ce type de modalités, mais la configuration optimale n’est pas facile à déterminer. Tous s’entendent pour dire que la charge ne peut pas reposer uniquement sur l’État ou le payeur, et certainement pas sur le patient. Toutefois, comment bien répartir le risque afin que la pleine valeur des traitements se concrétise (le bon patient au bon moment) et que les ajustements puissent être faits lorsque ce n’est pas le cas? Dans leur forme actuelle, les ententes s’accompagnent souvent d’un fardeau clinique et administratif important, et les preuves scientifiques de leur efficacité demeurent relativement limitées. Il est donc essentiel que les différentes parties prenantes travaillent ensemble pour préciser des modalités réalistes et efficaces de gérer ou d’atténuer les risques associés à certaines innovations, tout en s’assurant que des balises claires existent pour soutenir le respect des ententes et l’utilisabilité des données qui y sont collectées. La mouvance vers une approche d’évaluation alignée sur le cycle de vie est certainement un pas dans cette direction.
Quelles orientations et initiatives fondées sur la valeur pouvons-nous attendre de l’INESSS dans les mois et les années à venir? Quelles sont les possibilités qui vous enthousiasment le plus?
Je souhaite certainement renforcer notre capacité à répondre aux préoccupations des patients, des cliniciens et des décideurs, et ce en temps opportun. La pandémie a renforcé notre agilité, et nous ne voulons pas perdre cet élan. Je suis particulièrement enthousiaste à l’idée de travailler à la mise en place d’un système de santé apprenant – un système qui s’évalue en permanence et s’adapte aux innovations et aux besoins nouveaux.